Peu de gens savent que la proue du Titanic a plongé si vite dans la mer glacée qu’une poche d’air est restée emprisonnée dans les salons pendant un certain temps. C’est là (dans une masse d’air comprimée de trois cents mètres cubes) que l’orchestre du navire a joué jusqu’à cinq heures du matin toutes les partitions qu’ils avaient prises à Southampton. Ils ne jouaient bien sûr plus pour être payés, ils ne jouaient pas non plus par fidélité pour les armateurs ou le capitaine à qui rien ne les rattachait. Ils jouaient des pots-pourris. S’ils avaient changé leurs habitudes, ils auraient été submergés par le désespoir. Que pouvaient-ils faire d’autre, alors qu’ils sentaient que toutes les issues de ce salon magnifiquement éclairé étaient assaillies par les flots ? (...)
Alexander Kluge, Chroniques des sentiments, traduit de l'allemand par Pierre Deshusses, Gallimard, 2003.
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